Je me fous d’Internet !

9 janvier 2024

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En ce début de nouvelle année, j’ai ressenti le besoin de garder mes vœux pour moi. Je n’arrivais pas à envoyer les habituels SMS et messages à mon entourage comme j’avais coutume de le faire. Quelque chose m’a retenue, bien qu’au fond de moi je souhaite évidemment une très bonne année à ceux qui me sont chers.

Cette fois, j’ai trouvé que cette façon de faire ne sonnait pas assez juste. À vrai dire, ce n’est pas la première fois que j’éprouve cette sensation, mais pas au point de ne pas passer à l’action. De plus en plus, j’ai du mal avec ce petit écran qui me suit partout, et que je continue d’appeler téléphone alors qu’il y a bien longtemps que l’objet a pris d’autres fonctions. On peut presque tout faire avec un « téléphone », jusqu’à se souhaiter le meilleur pour la nouvelle année. 

Cette année, j’ai eu l’envie profonde de voir mes proches, d’être en leur présence, de passer du temps avec eux. Plus le temps passe, plus j’ai besoin de vrais moments avec ceux que j’aime : les voir, leur parler, les toucher, les sentir ; manger, boire et trinquer avec eux. 

Durant l’année 2023, j’ai fait de nombreuses rencontres. Mon changement de vie professionnelle m’a amenée à faire de nouvelles connaissances, et heureusement, pour la plupart, ce sont des personnes que je côtoie dans la vraie vie. Nous nous voyons régulièrement, « en présentiel » comme on dit. Le terme « présentiel » me questionne : suggère-t-il qu’il n’y aurait pas de présence lors d’une réunion à distance par écrans interposés ? Nous sommes pourtant là derrière nos appareils.

J’ai beaucoup travaillé ces dernières années « en mode visio », jusqu’à l’écœurement. De mon point de vue, nos échanges finissaient par perdre en substance. La situation devenait artificielle, au point où je me demandais si j’étais encore dans la réalité, si ce n’était pas après tout qu’un rêve. Avais-je imaginé cet instant, ou avais-je vraiment communiqué avec quelqu’un. À force, je doutais de ce que je vivais. Ce flottement avait fini par grignoter ma motivation, mes projets et mon travail auxquels j’étais tant attachée se délestaient de leur sens. 

Il fallait prendre une décision. J’ai quitté mon emploi devenu artificiel. J’ai lâché cette sécurité qui me dénaturait. Et j’ai passé toute l’année dernière à reconstruire, en réintégrant de la matérialité, du physique dans mon quotidien. J’ai retrouvé l’état solide sur lequel bâtir. Le téléphone, la visio, le mail et le SMS n’étaient plus le résultat, mais le moyen d’aller vers. J’ai à nouveau serré des mains, échangé de vrais regards, marché côte à côte avec d’autres. 

J’ai senti que je pouvais à nouveau modeler ma vie, la travailler comme une argile dont je serais la potière. Mais, paradoxalement, à mesure que mon projet avançait, il me fallait à nouveau faire de la place à l’artifice, beaucoup trop de place à mon goût. Mon projet arrivait à maturité et par conséquent, le temps de communiquer était venu, avec ses outils tous plus irréels les uns que les autres. Cette fois, je décidais de composer avec. J’allais ouvrir la cage du lion, sans le laisser me dévorer. Un lion rugit fort et a des attentes élevées : une nourriture consistante, régulière, et de préférence palpitante ; et tout manquement peut être fatal. 

Je pense au lion en pensant aux injonctions actuelles de la communication, car elles m’apparaissent à première vue comme d’insatiables bouches à nourrir. Comme le lion, si on ne le nourrit pas, on disparaît, dans son ventre. C’est une caricature évidemment, mais c’est l’effet que ça me fait. On est loin de la partie de plaisir, et pourtant, ça pourrait y ressembler. Je veux le croire. Mais dans ce cas, je devrais y mettre une bonne dose d’authenticité. C’est la seule issue que je vois. Je vais vite m’ennuyer et me perdre si je dois répondre à des « il faut ». Je ne me vois pas poursuivre mon cheminement spirituel en obéissant aveuglément à des algorithmes tyranniques.  

Ce constat m’évoque alors une rencontre marquante, faite l’avant-dernier jour de l’année 2023. En accompagnant une amie dans une de ses courses, je me suis rendue chez le meilleur fromager de la ville. Nous étions surprises de le trouver ouvert à cet horaire, car son site Internet indiquait le contraire. Il y avait une foule qui attendait patiemment son tour, et lorsque ce fut enfin à nous, nous l’avons informé du message erroné sur son site. Il a alors prononcé ces mots, cristallisant en moi les dernières heures d’une année extraordinaire : « Je me fous d’Internet ! »

Qui peut se « foutre d’Internet » aujourd’hui ? Sûrement bien plus de monde qu’on ne l’imagine. Ce que j’ai appris en quittant un emploi rassurant, c’est que j’avais moi-même érigé les barrières de mon évolution. Je me demande parfois si tous les « il faut » de la communication ne sont pas une barrière collective, que nous entretenons en l’alimentant sans cesse, en en haussant toujours plue les murailles. 

Combien de temps vais-je encore participer à cette élévation qui n’en est pas une ? Et puisque j’ai commencé à me libérer, ça va s’arrêter où, ça va s’arrêter quand ? 

Que cette année 2024 vous soit riche de passionnantes questions, individuelles et collectives.

Bonne année à tous !